Les vols des bœufs

Nous avons évoqué à plusieurs reprises, le vol des bœufs (halatsy aomby). C’est une constante dans la tradition bara. La prolifération des vols depuis 1975, l’augmentation des vols ces dernières années, constituent un véritable fléau social, car il a, sur la vie des indigènes, un impact considérable.

Dans les jugements que les voyageurs qui ont traversé leur territoire portent sur les Bara, revient toujours comme un leitmotiv la remarque qu’il s’agit de tribus guerrières et pillardes, vivant de vols et de razzias. Or, c’est bien vrai que les Bara volent les bœufs, ils sont les premiers à le reconnaître et même à s’en vanter.

« Le Bara est d’une prétention intraitable sur son habileté pour le vol : elle est d’ailleurs justifiée »

Et mon informateur me disait :

« Si on parle de vol de bœufs, il faut dire que c’est une réalité sur laquelle se sont ouverts nos yeux de Bara en naissant, et que les fils des Bara sont vraiment très habiles pour le vol ; personne autrefois ne trouvait à redire à cela ; peut-être y a-t-il aujourd’hui des parents qui n’aiment pas ça. Jadis on ne pouvait pas avoir une femme si on n’était pas un voleur. »

Mais par honnêteté envers les Bara, il faut aussi reconnaître que leur propension pour le vol a été soit exagérée, soit absolutisée, comme si tous les Bara étaient des voleurs et qu’il n’y avait de voleurs que les Bara. Même aujourd’hui dans l’imaginaire collectif des gens des Hauts Plateaux, surtout des Merina de la capitale, le seul nom de Bara est synonyme de voleur et de bandit de grand chemin (malaso). L’augmentation et la prolifération des vols de bœufs dans le sud de l’île – mais dans les bandes de razzieurs on trouve non seulement des Bara, mais aussi bien des ressortissants des autres tribus du sud, des Tandroy, des Tanosy, des Tesaka, des Betsileo – n’a pas été pour améliorer l’image de marque des Bara.

1 – Les motivations.

Les motivations et les causes des vols sont multiples. Si on pense à la place du bœuf dans la civilisation bara – et beaucoup reste à dire – certaines de ces motivations sont immédiatement perceptibles et compréhensibles. Le bœuf est la seule véritable richesse, et le volume du troupeau contribuant presque exclusivement à mesurer la notoriété d’un homme et son importance sociale, on comprend aisément que se procurer le plus possible de bœufs, et cela, par tous les moyens, puisse apparaître à certains Bara comme une priorité absolue. Surtout si ces rafles sont dirigées contre des étrangers au clan ou au lignage, ou contre des ennemis, comme il arrivait jadis ; qui pourrait trouver quelque chose à redire à cela ? Il faut aussi tenir compte du fait que voler des bœufs, souvent très loin, et réussir à les emmener sans se faire attraper par les propriétaires, en réussissant à faire perdre ses traces, c’est toujours un exploit considérable, car tout pasteur bara est un panara-dia, un suiveur de traces, formidable. Voilà donc réunies des motivations « sentimentales » qui expliquent –en partie seulement, surtout aujourd’hui – cette coutume.

C’est ce type de raisons qui ont été mises en relief par certains auteurs :

« Le vol a des mobiles si profondément respectables selon le concept indigène qu’aucune des personnes non directement lésée ne saurait le flétrir, encore moins le dénoncer. »

« Tous les enquêteurs sont unanimes pour constater que le vol de bœufs risque de se maintenir encore longtemps dans les pays du Sud-Ouest en raison de son caractère « sentimental ». Le vol de bœufs est un acte qui participe encore du rite. Le vol des bœufs est un sport pour les jeunes afin d’attirer l’attention des filles. C’est un signe de virilité que d’être emprisonné pour un acte semblable et encore plus que de réussir alors à s’évader. »

« Pour comprendre ces vols, il faut se représenter la valeur du bœuf dans la vie bara, valeur sentimentale encore plus que matérielle. »

Au-delà de ces motivations « nobles » du vol, il y en a d’autres qui le sont beaucoup moins : je parle de la jalousie, de l’envie, de la rancune, de la vengeance. Qui a peu de bœufs en veut à celui qui en a beaucoup ; qui a eu son troupeau volé cherche à le récupérer en volant à son tour ; qui a une dent contre quelqu’un ou a subi un tort, pense à la vengeance, et quelle vengeance meilleure que de voler ce que l’autre a de plus cher, des bœufs ? Cela explique au moins, au dire des Bara eux-mêmes, la recrudescence des vols à l’intérieur du clan ou du lignage. Deux frères, deux parents très proches, deux hommes du même village se volent entre eux ; ce qui arrive très souvent.

Un esprit de tribalisme et une rancune envers les immigrés Betsileo, Tanosy,Tandroy et Tesaka, qui ont pris les terres les meilleures pour l’agriculture, peut pousser des Baras à voler leurs bœufs pour les contraindre à partir.

Le désir d’avoir de l’argent pour pouvoir se divertir avec les femmes, l’achat du toaky, ou d’une arme à feu, peuvent être une incitation puissante pour beaucoup de jeunes gens. C’est même la motivation la plus fréquente aux dires des jeunes mêmes quand on les questionne sur ce sujet.

La rumeur accuse le Gouvernement (fazaka) d’être derrière la recrudescence des vols dans ces dernières années pour pouvoir exporter les bœufs volés et en tirer des devises. Pendant la campagne électorale en 1982 deux membres du Gouvernement (Monja Jaona et le Capitaine Manjary) se sont accusés mutuellement en public d’être les instigateurs des vols de bovidés.

En 1976, J.Randrianarison expliquait la recrudescence des vols de bœufs, suite à une diminution du cheptel bovin malgache dans les premières années 70, comme étant :

« afin de satisfaire la demande toujours croissante des bouchers locaux et des usines de conserves de viande. Pendant longtemps, le vol de bœufs a été considéré un peu comme un sport chez les Antandroy, les Bara… Mais aujourd’hui il est devenu une véritable entreprise commerciale assurée par des bandes organisées dirigées par de « respectables » patrons… L’actuelle recrudescence des vols s’explique par la demande accrue des usines qui paient d’ailleurs mieux que les bouchers et par la diminution des effectifs à la suite des épidémies de charbon symptomatique en 1970 puis de la distomatose des ruminants. Or, les éleveurs répugnent à vendre leurs bêtes…. »

Cette motivation est démentie par les évènements : presque toutes les usines de conserves de viande ne fonctionnant plus à Madagascar.

Quelles que puissent être ses motivations, le vol est un fait, il est là.

Avant d’étudier les mesures privées et officielles prises pour enrayer ce fléau des vols de bœufs et de prendre la mesure de cette recrudescence des vols, il convient de présenter une typologie de ces vols.

2 – Typologie

En reprenant une typologie avancée par J.M. Hoerner, mais en la corrigeant, surtout au niveau du vocabulaire, car nous utiliserons les termes employés couramment dans la région d’Isoanala, nous pouvons présenter cette typologie des vols de bœufs :

KIZO : un petit vol, de une à cinq bêtes, accompli dans les pâturages, par un voleur, souvent occasionnel.

SOKA-BALA ou SOVOKY : vol accompli par un petit groupe de voleurs, à la faveur de la nuit, dans le village, sans faire de bruit, avec l’aide des complices (panolotsy). Les bœufs volés peuvent être nombreux. Ce n’est que le lendemain que le vol est découvert.

TOTAKELY : des bandes organisées (tafiky), de vingt à trente éléments en moyenne, attaquent le village, dans la soirée ou pendant la nuit. Pendant que les uns obligent les propriétaires à rester dans leurs cases, les autres font sortir une trentaine ou plus de bœufs hors du par cet les emmènent. Il peut y avoir des cas d’incendies de maisons et de pillages.

RAOKY : ce sont les vols qui ressemblent le plus aux expéditions guerrières d’autrefois, accomplis par des bandes organisées qui peuvent atteindre cent personnes et plus, dirigées par des chefs se disant souvent sorciers (ombiasa), qui portent des amulettes (aoly basy, berano, mandrio) et se croient invulnérables. Ces voleurs attaquent les villages ou les bouviers, même en plein jour, et les dévalisent. Si autrefois les armes utilisées étaient surtout des haches (famaky), des lances (lefo), des bâtons ronds (kaboda, begegy) ou pointus (marani-droy), des frondes (pilatsy), aujourd’hui on utilise de plus en plus des fusils (basy), souvent de fabrication artisanale (boda n’aly) et même des mitraillettes et armes de guerre. Ces voleurs ainsi armés, ne se contentent pas toujours de voler des bœufs, ils incendient et pillent les villages, en tuant tous ceux qui s’y opposent. Depuis quelques années, ce sont justement les totakely et les roaky qui prédominent, avec les conséquences qu’on peut imaginer.

Après un vol, la première chose à faire c’est de prendre en chasse les voleurs pour chercher à leur reprendre les bœufs volés (mandatsaky aomby). On demande pour cela l’aide des villages voisins ; des jeunes hommes ou des jeunes femmes courent la campagne en poussant d’une voix perçante « Hazolava ! » (à la fois cri d’alerte et demande de secours), en allongeant la deuxième « a » (Hazolaaaaaaaaava !). Que de fois, dans les nuits de pleine lune, j’ai entendu pousser ce cri ! A ce cri, tous les hommes valides doivent prendre leurs armes et se lancer aux trousses des voleurs. Qui refuse de le faire est considéré comme étant de connivence avec les malfaiteurs, et personne ne viendrait à son secours s’il lui arrivait d’être volé à son tour.

La poursuite commence. Un lointain meuglement, des empreintes sur le sol, une touffe de poils arrachés à un bœuf par un buisson épineux suffisent à renseigner les poursuivants (panara-dia) des voleurs ; on se maintient à une certaine distance, par peur des armes à feu. Les poursuivis, de leur côté, s’ingénient de plusieurs façons à retarder les poursuivants, à faire perdre les traces en les mêlant à celle d’un troupeau d’un autre village. Les gens d’un village compromis doivent démontrer que les traces des bœufs volés quittent le village (mangala lia), et…. se joindre à la poursuite. Les voleurs peuvent être rattrapés et, après un accrochage, être obligés à lâcher prise en abandonnant les bêtes volées (aomby latsaky), à moins qu’ils ne disparaissent à tout jamais avec le butin. Il ne reste aux propriétaires qu’à revenir bredouilles… et chercher à reconstituer le troupeau disparu par le moyen le plus rapide : voler d’autres bœufs.

Les bœufs volés sont tués lors des rites religieux, et leur peau soigneusement cachée pour empêcher toute identification ; ou bien échangés au loin contre d’autres bœufs.

3 – Mesures contre le vol.

Les diverses mesures de lutte contre ce fléau sont plus ou moins efficaces selon le niveau où elles sont prises.

Mesures privées.

  1. Les charmes, tony, qui devraient protéger le troupeau et avertir en songe le propriétaire de l’arrivée des ennemis. L’efficacité on s’en doute, n’est pas évidente.
  2. Se procurer des armes à feu. On utilise souvent des fusils de fabrication artisanale. Mais que peuvent faire un ou deux fusils contre des bandes très nombreuses et armées de mitraillettes ?
  3. Plusieurs petits villages se réunissent dans un village plus grand, pour mieux assurer la défense des troupeaux. Cela aboutit à la disparition des toets’aomby, les campements des bouviers.
  4. Des conventions sont faites par les membres d’un village ou de plusieurs villages (dinam-pokonolo). Ces conventions prévoient des mesures punitives très sévères pour les voleurs et leurs complices. Le dina de Sakaraha a été une des premières. Dans les années 1982-1983, dans toute la région d’Isoanala, on a procédé au badiry : un bœuf était tué, un peu de sang était mêlé avec de l’eau contenant un objet en or, on buvait ce mélange en prononçant des malédictions conditionnelles : celui qui volait était maudit (dobo), exclu de la famille, laissé sans sépulture en cas de mort, tous ceux qui l’auraient accueilli chez eux étaient dobo à leur tour. Le dina menavozo, dans la région d’Ihosy, prévoit le meurtre du voleur attrapé la main dans le sac (tratsy am-boly aomby) : pour éviter toute vengeance possible, on oblige le père du voleur, ou son frère, à le tuer lui-même. Le dernier dina conclu à Ambararata Nord et dans les autres villages Zafindrendriko s’appelle fafa sirana (balayage des gués) : on fait rentrer les bœufs le soir assez tôt pour que les gens puissent avoir le temps d’aller balayer les gués traversés par les troupeaux ; le lendemain on peut contrôler si des gens ou des bêtes sont passés par là et on suit leurs traces.
  5. Zaman’i Sety (les gens de Sety) ou miaramilan’i Sety (les soldats de Sety) : un ombiasa antemoro, nommé Sety, a instauré, il y a trois ou quatre ans une espèce de police : les jeunes gens qui en font partie sont protégés par des charmes qui leur permettent de trouver les bœufs volés, mais ils doivent se garder de manger du cochon et de la viande de bœuf mort tué par ses compagnons ou mort de maladie. Les villages qui les demandent leur donnent, en outre de la nourriture, un ou plusieurs bœufs par année, plus un certain nombre de bœufs chaque fois qu’ils arrivent à retrouver les bovidés volés. Partis d’Ivohibe, les zaman’i Sety se trouvent aujourd’hui dans beaucoup de villages des Fivondronam-pokontany (anciennes sous-préfectures) d’Ihosy et de Betroka. L’opinion des gens à leur sujet est partagée, mais la plupart sont favorables.

Mesures officielles

  1. De son côté le Gouvernement oblige les propriétaires de bœufs à tenir un cahier (kahien’aomby), où chacun doit inscrire ses bêtes avec le nom indiquant le sexe, l’âge, la taille, la robe, et quelquefois la forme des cornes. Ces cahiers sont contrôlés par les gendarmes lors de leurs tournées en brousse. Les diverses dénominations en usage chez les différents clans pour la même robe donnent lieu à des tracasseries sans fin de la part de certains agents de l’ordre. Mais les bœufs volés ne sont certainement pas inscrits dans les cahiers, mais bien dissimulés loin du village.
  2. Le Gouvernement a lancé une campagne dite de « sécurité intégrée » qui prévoit la collaboration de la Gendarmerie Nationale et des villageois pour la surveillance nocturne et la poursuite des voleurs.
  3. La Gendarmerie Nationale et l’Armée ont lancé des opérations « coup de poing » pour résoudre manu militari le problème des vols. Des opérations ont eu lieu en 1982 (avec lancement de parachutistes sur Isoanal) et en 1988-1989. Ces dernières opérations surtout ont laissé derrière elles des souvenirs pénibles, et ont creusé encore davantage le fossé entre les paysans et le Gouvernement. Les noms donnés à ces opérations étaient évocateurs des méthodes employées : tsy mitity (pas de miséricorde), tsy minday moly (on ne ramène rien à la maison). Ceux qui étaient seulement soupçonnés d’être des voleurs ou d’être en connivence avec ceux qui étaient assommés sur le champ, souvent après torture, sans aucune forme de jugement. Des listes noires ont été rédigées en plusieurs lieux, avec les noms des coupables ou des soupçonnés : on peut facilement imaginer combien d’abus ont été commis de cette façon. Le problème est loin d’être résolu ; d’autant que les voleurs bénéficient parfois de la protection de gens haut-placés dans l’Armée ou au Gouvernement. Comment expliquer par exemple l’emploi de kalachnikov par les malaso lors de l’affaire de Keliberano en 1988 ? Et surtout, comment expliquer l’enterrement du dossier de Keliberano ?

4 – Conséquences

L’ancien sport du vol des bœufs a évolué vers le banditisme le plus ordinaire et, par là même, le plus dangereux, écrit J.M. Hoerner. Le même auteur dit que la recrudescence des vols

« a pris l’aspect d’une véritalble catastrophe. Il ne s’agirait plus aujourd’hui seulement d’un malaise social plus ou moins accentué, plus ou moins aigu, mais d’un fléau socio-économique dont les conséquences finales peuvent être très graves pour le Sud malgache…. En portant atteinte à une fonction déjà économique, la prolifération des vols de bœufs ne conduirait-elle pas, en outre, à saper les fondements de la société même ? »

Hoerner écrivait son article en 1982, mais la valeur de sa remarque n’a rien perdu, au contraire, de son actualité. Les conséquences des ces vols sont nettement visibles à tous les niveaux. Economiquement, c’est la catastrophe. Les bœufs seuls permettent de faire face à des difficultés monétaires subites et importantes ; or, des régions entières ont vu leur cheptel bovin chuter drastiquement (dans le Firaisam-Pokontany d’Isoanala presque 10 000 têtes de bétail ont disparu entre 1979 et 1984) et des vallées entières (Ambatomena d’Isoanala, Marovala, Atsimo de Betroka) ont perdu tous ou presque tous leurs bœufs.

Le manque de bœufs entraîne une diminution de l’agriculture, les bœufs étant utilisés pour le foulage des rizières. Les gens sont fatigués de veiller jusqu’au matin et n’ont plus la force de travailler. Le manque de sécurité dans les campagnes freine l’élan à produire : les voleurs incendient les moissons, emportent le riz engrangé dans les maisons ou l’éparpillent dans la cour.

Mais les conséquences les plus graves, à la longue, sont d’ordre social. J. Faublée écrivait en 1954 : « sans bœuf pas de rite possible, pas de vie sociale possible. »

Ce qui n’était peut-être qu’une simple constatation, il y a 36 ans, est aujourd’hui la triste réalité dans beaucoup de villages. Les Bara sont acculés à procéder à une profonde restructuration du pouvoir patriarcal : l’autorité des aînés et des anciens repose essentiellement sur le troupeau dont ils disposent à leur guise. Les jeunes, qui constituent le gros des bandes armées, prennent « conscience de l’éventuelle remise en cause du pouvoir des anciens dès que ceux-ci ne peuvent plus se prévaloir d’un grand nombre de bœufs ». Les jeunes libérés de l’autorité patriarcale, et en possession de beaucoup d’argent liquide provenant de la vente des bovidés volés, sont de plus en plus tentés par la société de consommation.

« A quelque chose malheur est bon », dit l’adage : la diminution du cheptel bovin à cause des vols, avec tous les bouleversements qui l’accompagnent, aura-t-elle à la longue la conséquence de faire sortir les Bara de l’attachement farouche aux coutumes léguées par les ancêtres et favoriser par là leur intégration dans la vie de la nation ? C’est possible, mais alors, mon Dieu, à quel prix !

1993 – Une civilisation du bœuf – Les Baras de Madagascar – Difficultés et perspectives d’une évangélisation. Luigi Elli